Une grenouille au pays de l’oncle Sam…
Voici un petit chapitre dans l’histoire de la carrière d’une jeune vétérinaire québécoise, qui en 1999, forte de quelques années d’expérience, décida de déménager en Californie, dans la belle région de San Francisco communément appelée le « Bay Area ». Partie pour une belle aventure de quelques mois, j’y passerai 10 ans…
Il y aurait tellement de cas et d’histoires à vous raconter sur cette merveilleuse expérience comme vétérinaire dans le monde des chevaux, mais je tenterai ici de ne relater que l’un de mes plus savoureux souvenirs.
Voici donc l’histoire de mon plus célèbre patient équin : « Lost in the Fog ».
Tout d’abord, il faut vous mettre en contexte. Nous voici à Berkeley, une petite ville qui fait face à San Francisco, séparée seulement par la belle baie. Je travaille au « Golden Gate Fields », une piste de courses de chevaux thoroughbreds, ces purs sangs qui sont montés par des jockeys. Il y a environ 2000 chevaux sur la piste, et plus d’une cinquantaine d’entraineurs, certains depuis près d’un demi-siècle, de vrais personnages avec tout un bagage d’histoires à raconter!
Parmi eux, se retrouve Greg Gilchrist, un des entraineurs les plus prospères, un peu chauviniste mais avec un charisme incroyable… et moi, la jeune vétérinaire francophone avec le petit accent…Que j’ai dû faire mes preuves avant d’entrer dans son écurie…!!(Mais ça, c’est une tout autre histoire…).
Bref, associé à cet entraineur, se trouve M. Harry Aleo, propriétaire de chevaux, un personnage tout aussi charismatique que Greg, et riche d’une longue série de succès.
M. Aleo résidant dans la ville de SFO, il avait toujours pris l’habitude de nommer ses poulains du nom d’une artère ou d’un endroit de la ville. Tous, sauf Lost in the Fog…
Pour ceux qui ne connaissent pas San Francisco, cette ville est très fréquemment plongée dans une brume épaisse, qui ne laisse souvent deviner que la cime des Twin Peaks et du Golden Gate bridge.
Or, ce matin-là en était un particulièrement brumeux. M. Aleo, qui savait bien que sa jument poulinerait bientôt, était parti au champ afin de la voir. Il la retrouva parmi sa centaine de chevaux, et vit que celle-ci avait pouliné… mais aucune trace du poulain. Avec ce brouillard à couper au couteau, il avait énormément de difficulté à voir, et ce n’est qu’après une longue recherche, qu’il découvrit enfin le poulain, « perdu dans la brume »… D’où son nom : « Lost in the Fog ». Ce début magique s’avérerait un indice de la direction particulière que prendrait la vie de ce futur champion.
Il grandit, et à l’âge de 2 ans débuta sa carrière. Sur toutes les pistes où il allait, partout où il courait, il gagnait! Sa célébrité le précédait, et évidemment les bourses et le prestige des courses auxquels il participait ne faisaient qu’augmenter. En 2005, il parcourut les plus grandes pistes des États-Unis, et fût invaincu dans 10 courses sur les 11 auquel il participa, la dernière étant la seule où il finit 2e, nous en connaîtrons la raison plus tard. En janvier 2006, il gagna le très important trophée de l’Éclipse Award, le cheval le plus rapide de l’année 2005.
Après cette année victorieuse, mais très laborieuse, le cheval ne semble plus tout à fait lui-même. M. Aleo décide donc de lui donner un repos bien mérité, et il partit pour quelques mois vivre la belle vie de pâturage.
Pendant ce temps, des décisions se prenaient quant à l’avenir de ce cheval. Étant un étalon, et un plus qu’excellent de surcroît, beaucoup d’offres étaient faites à M. Aleo pour l’acheter et le retirer de la course afin d’en faire un étalon de reproduction. M. Aleo, j’ai omis de le mentionner, a à ce moment 88 ans et Lost in the Fog est littéralement son bébé. Il a travaillé toute sa vie avec de superbes et talentueux chevaux, mais celui-ci est LE cheval qu’il attendait toute sa vie, et malgré les nombreuses offres plus qu’alléchantes (plusieurs millions de dollars), il se refuse à se séparer de lui.
Les mois passent et M. Aleo est malheureusement diagnostiqué avec un cancer. Nous sommes à l’été 2006 et LITF reprend son entrainement avec Greg Gilchrist. M. Aleo, avec ses importantes difficultés de santé, doit prendre la difficile décision de le vendre. Je m’apprête à faire, moi la jeune vet, un examen vente-achat de 15 000 000,00$ US (oui vous avez bien lu!!!) sur un cheval!!!!!!!!!! Je n’en revenais pas!
Malheureusement, la veille de l’examen, il présente des signes de coliques et est référé à l’Université de Davis où il est hospitalisé pour quelques jours. Des tests seront faits et malheureusement le diagnostic tombe : tumeur de la rate.
À 4 ans seulement, Lost in the fog commencera le combat de sa vie, le même que son cher propriétaire…
On commence des traitements de chimiothérapie, mais M. Aleo et M. Gilchrist sont clairs…nous n’étirerons pas la souffrance de ce valeureux athlète qui leur a tant donné.
Mais les traitements semblent fonctionner, et la masse semble réduire suffisamment pour enfin envisager la chirurgie de splénectomie. La seule chirurgienne équine ayant déjà fait cette intervention étant Dre Laverty, chirurgienne àla Faculté de St-Hyacinthe, et votre humble écrivaine ayant eu le privilège de l’assister lors de celle-ci en 1995 (chirurgie ayant duré près de 8h!), nous l’avons contacté afin de la faire venir pour procéder à l’intervention. Tout semblait vouloir fonctionner, quand, 48h avant la chirurgie, une nouvelle échographie démontre des métastases partout dans l’abdomen et le thorax de Lost in the Fog. La chirurgie n’étant plus une option utile, celle-ci fût annulée, et nous reprîmes les traitements de chimiothérapie, en espérant un miracle, qui malheureusement n’arriva pas.
En septembre 2006, après un long et courageux combat, Lost in the Fog fût euthanasié pour raisons humanitaires, sous la demande de M. Aleo, qui voyait la douleur dans les yeux de celui qui fût SON cheval. M. Aleo nous quitta 6 mois plus tard, vaincu par la même terrible maladie que son cheval.
Les deux, homme et cheval, furent honorés à la fin de l’année, et jamais je ne les oublierai.
Merci pour tous les beaux moments que vous nous avez donnés…
Nancy Lord, maintenant vétérinaire avec Anima Plus